Regards croisés d’experts : l’innovation Quechua

J’ai le plaisir d’accueillir Laurent Cachalou, auteur du blog Innover Malin, qui a vécu personnellement la genèse de la tente 2 secondes de Quechua.

Benoit Sarazin :

Bonjour Laurent, raconte-nous l’aventure que tu as vécue chez Quechua, et notamment la genèse de la fameuse tente 2 secondes.

Laurent Cachalou :

Bonjour Benoit. En novembre 2002, au sein du Campus Décathlon de Villeneuve d’Ascq, j’organisais avec l’équipe projet le lancement de la collection Couchages et Tentes Quechua pour l’été 2004.

A cette époque, la marque Quechua était très jeune (créée 5 ans plus tôt) et cherchait à se démarquer par une innovation pour développer son image de marque et sortir d’un espace concurrentiel saturé. Cela faisait longtemps que personne n’avait innové sur le sujet.

Le chef de produit a présenté sa stratégie en indiquant entre autre son ambition de corriger un problème constaté sur les tentes : la difficulté de montage. Il a inscrit dans son plan produit un projet d’innovation : “Un système de tente à montage ultra-simple. Le rêve : démoder la tente actuelle ! Donner envie++ de camper !”. Les prémices de la tente 2 secondes étaient là !

Puis en 2004 un brevet a été déposé. Ensuite en 2005 a eu lieu le véritable lancement commercial. En 2006, la tente 2 secondes a remporté l’Industrial Design Excellence Awards (IDEA). Aujourd’hui, plus de 10 millions de tentes 2 secondes ont été vendues.

Benoit Sarazin :

Et quelles leçons as-tu tirées de cette expérience ?

Laurent Cachalou :

Cette innovation a été rendue possible grâce à la volonté d’un chef de produit d’impulser ce changement et à un contexte favorable chez Décathlon :
– La création de marque passion comme Quechua favorisant l’émergence d’une dynamique collective autour d’un sport,
– La construction d’un centre de design pour la démarche de créativité,
– La création d’une direction de l’innovation pour la stratégie et la méthode.

Benoit Sarazin :

Oui, c’est un point important : l’innovation disruptive ne peut prendre forme que s’il y a un engagement fort de la direction et une volonté farouche de l’équipe innovante de ne pas se contenter de la continuité.

Laurent Cachalou :

Une autre leçon à tirer : à chaque fois que j’ai vu émerger une innovation de rupture, les premiers pas ne préfiguraient pas du tout un produit à succès.

Benoit Sarazin :

C’est vrai ! Nous ne devons jamais nous laisser nous décourager au moment des premiers balbutiements : c’est en général insatisfaisant et frustrant. Plus on s’éloigne des produits existants, plus le chemin est long pour trouver l’innovation qui provoquera l’enthousiasme des clients.

Laurent Cachalou :

Mais on ne se réveille pas un matin en se disant « Je vais développer un produit de rupture !» On cherche avant tout à répondre à des besoins insatisfaits ou à résoudre un problème. En somme, on cherche tout simplement à améliorer les choses.

En réalité, les expérimentations et les tests ont à chaque fois impacté la stratégie de l’entreprise. Par exemple, pour la tente 2 secondes, la première idée était de faciliter le montage pour des tentes familiales et les quantités inscrites dans le premier plan produit étaient très loin de ce qui est réalisé aujourd’hui.

Décathlon a centré son innovation sur l’usage du produit pour plusieurs raisons :
– Elle répond à un vrai besoin de l’utilisateur, ce qui est essentiel dans une pratique sportive.
– Les solutions qui répondent à un problème d’usage sont souvent des astuces, des adaptations qui sont facilement réalisables avec des technologies existantes et avec des investissements limités. Ainsi l’innovation coûte moins cher comparée à une innovation technologique, favorisant ainsi l’accès au plus grand nombre.
– Les délais de mise au point sont aussi plus courts.

Il y avait des insatisfactions sur les tentes au moment de l’invention de la tente 2 secondes. Notamment le montage trop long. Ce qui est intéressant, c’est de constater que tout le monde l’acceptait. Le design dominant était bien ancré et personne ne cherchait véritablement à bouleverser ce statu quo.

Benoit Sarazin :

Oui ! C’est typique d’un besoin latent. Les consommateurs le subissent mais n’imaginent pas qu’on puisse le traiter de manière drastique. Ils se sont habitués aux inconvénients du montage et tant qu’on ne leur propose pas une solution, ils oublient que cela fait partie de leurs besoins.

Et il est particulièrement plus difficile de travailler sur les besoins latents que sur des besoins exprimés. C’est une des raisons pour lesquelles l’innovation de rupture est difficile à réaliser.

Laurent Cachalou :

Oui et c’est pourquoi la phase d’observation des utilisateurs tient une place cruciale dans le processus. C’est ce qu’a très bien fait le chef de produit lors des nombreuses journées passées avec les utilisateurs sur les lieux de pratique. C’est cela qui lui a permis de mettre en évidence le besoin latent du montage trop long.

Ainsi, je vous invite à passer du temps avec vos utilisateurs, à les regarder faire et saisir les points d’insatisfaction de l’offre actuelle. Mais aussi saisir leur comportement qui, sans qu’ils ne s’en rendent compte, peut traduire aussi une insatisfaction « acceptée ».

Deuxièmement, il faut faire du bench dans des univers proches et faire jouer à plein les associations d’idées. Il y a plein d’idées transposables d’un domaine à l’autre. Une innovation est bien souvent une nouvelle combinaison de choses déjà existantes et facilement accessibles.

Dans le cas de la tente 2 secondes, l’équipe projet a acheté plusieurs concepts de tentes dans plusieurs univers autres que la randonnée : les jeux pour enfants, la pêche, etc.

Par ailleurs, l’analyse de l’état de l’art montre que les technologies existaient déjà depuis longtemps. Si on regarde de plus près les inventions citées dans la rédaction du brevet de la tente 2 secondes, on constate que la tente auto-déployante existait déjà mais avec seulement une paroi. Les seules tentes avec 2 parois étaient construites sur la base d’une autre architecture.

Brevet existant avant la tente 2 secondes (tente auto-déployante)

Benoit Sarazin :

Ce qui m’interpelle lorsque je t’écoute Laurent, c’est que… en fait, toutes les composantes de l’innovation étaient déjà présentes (besoin des clients, possibilités techniques) mais personne n’avait eu l’idée de les combiner. Comme toujours, le plus dur c’est d’assembler toutes ces composantes pour créer l’innovation.

Laurent Cachalou :

Oui c’est vrai. Et troisièmement, il faut oser et sortir de sa zone de confort. Sans cela, on reste dans l’innovation incrémentale qui ne fait qu’améliorer à la marge les solutions existantes. En revanche, une innovation de rupture apporte un bénéfice inespéré aux clients qui étaient jusque là insatisfaits.

Il y a plein d’idées géniales… qui malheureusement restent dans les cartons parce qu’elles remettent trop en question l’existant. Il faut oser les prototyper pour leur donner vie. Même si on se trompe, ce n’est pas très grave : on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs !

Le prototypage a été une étape cruciale pour la mise au point de la tente 2 secondes. On imagine facilement que l’auto-déploiement de deux parois, qui une fois en place ne doivent pas se toucher pour garantir l’étanchéité, est un vrai défi. Et chaque test de prototypes donnait de nombreux feedbacks pour faire progresser le produit.

Le résultat de ce processus de prototypage est spectaculaire. En effet, le temps de montage de la tente n’est pas passé de 10 à 2 minutes, ce qui aurait pu être apprécié comme un vrai progrès. Non, le projet a permis de passer de 10 minutes à 2 secondes ! C’est ça qui est bluffant pour l’utilisateur. Le curseur a été poussé tellement loin que l’utilisateur a accepté le temps de remontage qui, lui, était plus long.

Benoit Sarazin :

Tu mets le doigt sur un point très important. Contrairement à une innovation incrémentale où il n’est pas acceptable de dégrader un élément de la performance du produit, l’innovation de rupture peut se permettre d’être moins bonne que les solutions existantes sur certains points.

La tente 2 secondes n’est pas supérieure aux tentes traditionnelles dans toutes ses caractéristiques. Elle est encombrante et difficile à transporter dans un sac à dos, contrairement aux tentes compactes utilisées par les férus de trekking.

Par contre, elle est très intéressante pour un utilisateur occasionnel: elle supprime le casse-tête du montage, qui est particulièrement embêtant pour quelqu’un qui n’a pas l’habitude de monter la tente. C’est par exemple le cas des grands parents qui veulent pouvoir spontanément monter une tente dans le jardin pour faire jouer les enfants, voire les faire dormir la nuit.

Laurent Cachalou :

Oui et en plus, l’effet remarquable du temps de montage a été « gravé » dans le nom de la tente. Ce nom à lui seul permet de comprendre le bénéfice pour l’utilisateur. Cela souligne le fait qu’un bon moyen d’évaluer une stratégie est tout simplement de se demander si elle pourrait avoir un slogan fort et authentique.

A noter que l’expérience de l’utilisateur est aussi importante. Le fait de jeter la tente en l’air et de constater qu’elle se monte toute seule est très impressionnant. La charge émotionnelle est forte et est communicative.

Idéal pour un marketing viral ! Les premiers utilisateurs deviennent les ambassadeurs et qui feront le buzz même si votre solution est encore imparfaite sur d’autres critères. Et lorsque le produit a été montré en avant première aux représentants des magasins, l’effet waouh a été immédiat et communicatif.

Benoit Sarazin :

Voici typiquement un bénéfice de l’innovation de sens. Si le nouveau sens est très attractif, il attire vite l’attention des utilisateurs, des médias, et facilite le buzz. Des communautés de passionnés se font un plaisir d’en parler autour d’eux avec enthousiasme. Ils participent ainsi gratuitement à l’effort marketing lors du lancement.

L’innovation de sens est un type d’innovation de rupture peu connu (trop peu connu selon moi) qui change le sens du produit. Cette innovation disruptive redynamise le marché : en s’adressant aux mêmes clients, elle leur donne l’envie de racheter un produit lorsque ce dernier est porteur d’un nouveau sens. C’est entre autres, ce que j’explique dans mon livre sur l’innovation de rupture.

Pour la tente Quechua, l’ancien sens était : « une tente qu’on peut monter et démonter ». Le nouveau sens est : « une tente qui se monte toute seule ». C’est ainsi que le produit s’est imposé initialement.

Laurent Cachalou :

Au lancement, nous avons eu l’impression que nous étions plutôt en présence d’une innovation de rupture de type « nouveau marché » qui crée un nouveau marché, une nouvelle catégorie de produit qui n’existait pas. Car nous constations que le chiffre d’affaires des autres familles de produit ne baissait pas.

Benoit Sarazin :

Ici, on ne peut pas dire que Décathlon a créé un nouveau marché. En effet, le marché de la tente était largement développé auparavant. Et les premiers clients n’étaient pas précisément des « non-clients », c’est-à-dire des clients qui n’auraient jamais acheté une tente avant que la tente 2 secondes n’arrive sur le marché.

Benoit Sarazin

La tente 2 secondes s’adressait à une partie du marché : les utilisateurs occasionnels, ceux qui avaient déjà acheté une tente et qui l’avaient remisée au fond de leur garage, car elle était compliquée à monter.

De plus, l’innovation de sens répond parfaitement aux besoins stratégiques de Decathlon :

  • elle permet une différentiation forte de la marque Quechua, contrairement à une innovation incrémentale où Quechua serait apparu comme copiant ce que tout le monde faisait déjà.
  • elle permet de lancer un nouveau produit sans exiger de modification du modèle d’affaires de Décathlon : elle est vendue par les mêmes magasins, demande un effort de R&D limité, une industrialisation sans gros investissements. Si Decathlon avait choisi une innovation de rupture de type nouveau marché, ses dirigeants auraient dû changer radicalement leur modèle d’affaires.
  • l’attractivité du nouveau sens a boosté les ventes et a permis des volumes élevés, ce qui est cohérent avec le positionnement de Décathlon en tant que fournisseur de produits à large diffusion et à prix modéré.

Laurent Cachalou :

Pour conclure, il faut garder en tête que l’innovation ne se fait pas du jour au lendemain. C’est un processus qui prend du temps avec des hauts et des bas. Il ne faut pas attendre une solution miracle qui apporte un relais de croissance immédiat.

Laurent Cachalou

L’important est de se lancer, faire des essais et des tests en impliquant le client au plus tôt. L’expérience utilisateur joue un rôle essentiel dans le succès de l’innovation.

Pour cela il faut oser dépasser les frontières du marché avec une vision long terme. Voir loin et clair est vital pour maintenir le cap durant le développement d’un produit innovant. C’est souvent un parcours laborieux, long et difficile. D’ailleurs, si innover était facile tout le monde le ferait !

Benoit Sarazin :

Oui Laurent, je n’ai rien à ajouter sur ce point. En revanche, je pense que l’innovation de sens mérite d’être davantage connue. La tente 2 secondes en est une excellente illustration. Car ce type d’innovation apporte de nombreux avantages, parmi lesquels :

  • elle permet de se différentier sans remettre en question en profondeur le modèle d’affaires existant.
  • elle génère l’enthousiasme des utilisateurs et facilite le buzz lors du lancement.
  • enfin, elle crée un véritable relais de croissance pour l’entreprise.

Dans mon livre « innovation de rupture », je décris en détails en quoi consiste l’innovation de sens et comment la mettre en œuvre.

Un guide pour prendre les bonnes décisions

Cet ouvrage sur l’innovation de rupture a pour objectif de vous conseiller sur les meilleures stratégies et les méthodes les plus adéquates pour votre projet d’innovation. Il vous servira de guide pour y voir plus clair dans le foisonnement actuel.

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