Pourquoi la méthode Blue Ocean ne suffit pas

Publié en 2005, “Blue Ocean Strategy” de W. Chan Kim et Renée Mauborgne est un ouvrage remarquable. Cependant la méthode proposée ne permet pas de créer de véritables innovations de rupture. Voici pourquoi…

“Stratégie Ocean Bleu”, des qualités indéniables mais…

Stratégie d'entreprise Blue OceanCe livre préconise la création d’un nouvel espace sans concurrence (l’océan bleu) et permet aux entreprises de s’éloigner des marchés où l’hyperconcurrence sévit (l’océan rouge). C’est une métaphore très inspirante. Elle définit un concept que j’appelle dans ce blog « innovation de rupture ».

Les auteurs y font un apport majeur : ils expliquent que vous devez chercher les opportunités au-delà des limites du marché existant. Par exemple, intéresserez-vous à ceux qui ne sont pas encore vos clients.

Cet ouvrage a aussi le mérite de montrer que l’innovation de rupture est possible dans des secteurs variés, et pas simplement dans les domaines de la haute technologie.

La courbe de valeur, un concept inspirant mais…

Le modèle “Océan Bleu” est très intéressant en théorie. Mais ma pratique pendant plusieurs années avec mes clients m’a permis d’en découvrir les faiblesses et les limites.

Le concept central du livre est la « courbe de valeur » qui représente la valeur de l’offre qu’une entreprise propose à ses clients. Parmi les composantes de cette offre, certaines coûtent plus cher que d’autres, certaines ont plus de valeur aux yeux des clients que d’autres.

La méthode vous invite à éliminer tout ce qui comporte des coûts élevés et une faible valeur aux yeux du client. Enfin, vous devez innover en inventant de nouvelles caractéristiques inédites qui représentent une valeur forte pour les clients.

Courbe de valeur de la stratégie d'entreprise Blue Ocean
La courbe de valeur du Cirque du Soleil

L’exemple fétiche du livre est celui du Cirque du Soleil qui aujourd’hui emploie plus de 5000 personnes dans le monde entier. Le cirque traditionnel a 2 caractéristiques typiques présentes dans sa courbe de valeur : les animaux et les artistes célèbres. Contrairement au cirque traditionnel, le Cirque du Soleil ne présente pas de numéros mettant en scène des animaux. Transporter et soigner des animaux coûte cher alors que leurs numéros sont peu prisés par les spectateurs. Le Cirque du Soleil a opté pour des artistes peu connus et donc peu onéreux. Dans le monde du cirque, les artistes reconnus dans leur secteur demandent des cachets élevés alors qu’ils sont peu connus du grand public. Par contre, le Cirque du Soleil a introduit des numéros inédits au cirque, qui mélangent les acrobaties, la musique et la chorégraphie. Cette nouvelle formule de cirque a permis un succès reconnu au niveau mondial.

La méthode “Océan Bleu” NE peut PAS mener à l’innovation de rupture

A la lecture de l’ouvrage, on pourrait croire que la méthode de la courbe de valeur permet de créer une innovation de rupture. En fait, il n’en est rien…

La méthode « Océan Bleu » propose une réflexion en deux étapes.
1 Représenter la courbe de valeur des solutions actuelles (la vôtre et celle des concurrents).
2 Interroger les clients pour trouver des idées nouvelles puis dessiner une nouvelle courbe en rupture par rapport à l’existant.

Mon expérience montre que, parce que cette réflexion prend appui sur l’existant, elle n’est pas adaptée pour engendrer une innovation de rupture. Elle ne peut aboutir qu’à des innovations incrémentales.

Pourquoi ?

1. Parce que l’esprit humain est fait de telle sorte que, lorsqu’il se concentre sur ce qui existe, il ne peut pas s’en détacher aisément pour imaginer ce qui n’existe pas encore. Il se coupe des sources d’inspiration indispensables pour inventer les idées radicalement nouvelles.

2. Parce que cette démarche propose à l’innovateur d’analyser la réaction des clients aux offres existantes. Or, on le sait, les clients ne peuvent pas imaginer des concepts en rupture. Ils ne peuvent que mettre en évidence des améliorations par rapport à l’existant.

Lorsque Guy Laliberté a conçu le Cirque du Soleil, il ne s’est pas assis dans une salle de réunion pour analyser les courbes de valeurs existantes. Son concept a été inspiré de son expérience dans une troupe d’artistes de rue. Il venait d’un univers où, faute de moyens, les artistes font preuve de créativité pour séduire les spectateurs. Ils combinent toutes les techniques à leur disposition : acrobatie, jonglage, musique, chorégraphie, costumes. Ils n’utilisent pas d’animaux parce qu’ils n’ont pas les ressources pour les gérer. Ils ne touchent pas de cachets et apprennent à se contenter des pièces ramassées dans leur chapeau. On voit ici clairement les fondements du modèle du Cirque du Soleil. L’intuition de Guy Laliberté est venue du fait qu’il venait d’un autre univers que celui du cirque. Elle n’est pas venue d’une analyse de la courbe de valeur du cirque traditionnel.

En conclusion, la méthode de la courbe de valeur est excellente pour générer des innovations incrémentales et améliorer l’efficacité des offres existantes. Mais elle ne donne pas à l’innovateur les sources d’inspiration pour sortir du schéma existant.

L’innovation de rupture y est abordée de façon incomplète

Le livre passe sous silence les phénomènes de résistance à l’adoption : à son lancement, vos clients et vos partenaires rejettent votre innovation parce qu’elle est en rupture avec ce qu’ils connaissent. Ils n’ont pas toujours tort. Il faut du temps pour mettre au point un concept qui n’existe pas encore. Les premières versions de votre innovation sont souvent incomplètes et maladroites.

Il a fallu un an pour que la troupe de Guy Laliberté mette au point les spectacles qui sont à l’origine du Cirque du Soleil. C’était à l’occasion d’une tournée dans toutes les provinces demandée par le gouvernement canadien pour animer le 450ème anniversaire de la découverte du Canada par Jacques Cartier. A l’issue de cette tournée, malgré le succès remporté auprès des spectateurs, aucune banque ne voulait prêter les fonds pour permettre à la troupe de développer le concept.

Un autre exemple de démarrage difficile est Nespresso. La technologie à l’origine du Système Nespresso a été acquise par Nestlé en 1974 et Nestlé a créé une entreprise indépendante, pour développer et commercialiser le concept en 1986. Pourtant les premières ventes ciblées sur le marché professionnel, furent un échec retentissant. Ce n’est qu’en 1990, qu’après un repositionnement dans le marché grand public et la création du club Nespresso que le concept a rencontré le succès.

Vous pouvez aussi lire cet article sur Nespresso : L’innovation de rupture, le remède à la stagnation

Le livre « Ocean Bleu » ignore les phénomènes de rejet du marché. C’est une faiblesse regrettable car il ne suffit pas de se lancer sur un espace sans concurrence pour réussir. Il existe de nombreux obstacles à franchir…

Je vous conseille de lire le livre “Crossing the chasm” de Geoffrey A. Moore qui aborde ces phénomènes de résistances à l’adoption.

Vous pourrez aussi lire les articles que j’ai consacrés à ce sujet :

Pourquoi innover sur une niche
Comment faire adopter une innovation par le marché
Comment une innovation trouve son marché
Comment savoir si une innovation est trop en avance sur son marché
Stratégie d’innovation, êtes-vous en train de faire fausse route ?

Pourquoi l’innovation incrémentale, c’est insuffisant ?

La stratégie “Océan Bleu” ne mène qu’à des innovations incrémentales. “Eh bien, me direz-vous, une innovation incrémentale, c’est mieux que rien, non ?”

Les innovations incrémentales ont l’avantage de rencontrer moins de résistance qu’une innovation de rupture. Le problème, c’est qu’elles peuvent facilement être copiées par vos concurrents. Elles vous maintiennent dans « l’Océan Rouge », l’espace de concurrence acharnée où les marges sont faibles et la croissance limitée. Si bien que vous perdrez, après un moment d’euphorie, l’avantage que vous aviez acquis au prix d’un investissement important en temps et en argent…

A l’inverse, l’innovation de rupture vous permet de révolutionner le marché ou d’en créer un nouveau et d’en devenir la référence.

Conclusion :

La méthode décrite dans le livre “Stratégie Ocean Bleu” comporte plusieurs angles morts. Alors que les innovations de rupture sont les seules innovations qui permettent d’échapper à l’hyperconcurrence, la méthode “Ocean Bleu” n’aboutit qu’à des innovations incrémentales.

Lorsqu’un chef d’entreprise cherche à se réinventer et à trouver un nouveau concept rentable, il est face à l’inconnu. Il aura tendance (c’est humain) à concentrer tout son esprit sur la courbe de valeur qui apparait rassurante. De ce fait, il aura beaucoup de mal à percevoir les opportunités cachées.

L’exemple du Cirque du Soleil est éclairant. On voit que le processus de création et de réflexion qui a amené ses fondateurs à trouver la bonne formule n’a rien à voir avec la méthode de la courbe de valeur (qu’ils ne connaissaient même pas). L’intuition leur est venue parce qu’ils venaient d’un autre monde. Et c’est par l’expérimentation qu’ils ont mis au point l’innovation.

Voilà l’essence de l’innovation de rupture : sortir du cadre habituel de pensée.

Mes conseils:

– oubliez la courbe de valeur
– allez voir ce qu’il se passe dans d’autres domaines que le vôtre
– oubliez l’analytique et soyez prêts à être surpris
– expérimentez autant que vous pouvez, quitte à rencontrer des échecs,
– suivez les méthodes que je préconise dans ce blog

Mon métier est d’aider mes clients à faire émerger les marchés de demain, alors qu’ils ne les voient pas encore. Si vous cherchez des relais de croissance pour votre entreprise, n’hésitez pas à me contacter…

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12 réflexions sur « Pourquoi la méthode Blue Ocean ne suffit pas »

  1. C’est bien vu. A la lecture du livre, que j’ai trouvé fort intéressant, je me suis demandé comment il était possible de « sortir du cadre » alors que l’on part effectivement d’un existant…
    Les auteurs n’apportent pas d’éclairage à ce niveau car leur propos est plutôt de jouer la « différence », mais la stratégie de différenciation suppose une référence…

    1. Votre remarque est excellente. La question « comment sortir du cadre » est une des plus difficiles. D’ailleurs, ceux qui parlent de « sortir du cadre » (en anglais « thinking outside the box ») ne disent en général pas comment faire. Pour ma part, la meilleure réponse que j’aie trouvée est celle apportée par la théorie CK. J’ai écrit un billet plus récent à ce sujet : http://benoitsarazin.com/francais/2014/03/comment-innover-dans-linconnu-les-apports-de-la-theorie-c-k.html. J’ai aussi écrit un article plus complet avec Gilles Garel publié dans l’édition de mars 2014 de l’Expansion Management Review : Oser s’aventurer en terre inconnue » : vous pouvez le télécharger à : http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=EMR_152_0010.

  2. Monsieur,

    Vos analyses sont extrêmement pertinentes.
    Il y a, me semble-t-il, une exception qui confirme la règle : vous dites que la stratégie océan bleu ne peut conduire qu’à des innovations incrémentales. Je valide l’idée que l’analyse de l’existant conduit à une innovation relativement fermée. Mais l’exemple de Yellow tail, cité dans le livre de Kim et Mauborgne et qui conduit des buveurs de bière à passer au vin ne montre-t-il pas une ouverture ?

    Qu’est-ce qu’une innovation de rupture ? Sauf erreur de ma part, c’est une innovation qui change les comportements.
    Or, dans la SOB, on s’intéresse surtout aux non clients car d’eux viennent de nouvelles idées, en rupture avec ce qui fait le consensus, car eux seront les nouveaux clients.
    Prenons la friteuse Actifry de SEB, exemple qui n’est pas dans le livre, mais que je connais bien. Le nombre de clients de SEB pour la friteuse se réduisait d’année en année, concurrencée par les friteuses à bas prix. Les non clients ont conduit à une friteuse innovante, sans graisse, sans odeur, mais vendue 5 fois plus cher que les produits  »traditionnels ».
    Les clients actuels sont donc ceux qui ne l’étaient pas, et ceux qui l’étaient ne le sont plus. N’est-ce pas une rupture ?

    Cordialement
    Eric Fromant

    1. Il est difficile de critiquer un ouvrage comme celui de la Stratégie Blue Ocean, parce qu’il est très pertinent sur certains plans et moins sur d’autres. Le livre donne une explication remarquable de ce qu’est une innovation de rupture. Et vous avez raison d’affimer que la friteuse Actifry de SEB est une innovation de rupture qui s’adresse à des « non-clients » : c’est vrai. Par contre, la théorie SOB pêche cruellement dans son application opérationnelle. Ce n’est pas un outil utilisable par des entrepreneurs, car la technique de la « value curve » est un outil d’analyse après-coup, qui ne donne pas d’inspiration au moment de générer l’idée d’innovation. D’autre part, il manque des éléments essentiels, comme le traitement des obstacles à l’adoption qui sont systématiques dans le cas des innovations de rupture.

  3. Bonjour,
    j’ai lu ce livre et je l’ai adoré. Lorsque je travaillais chez Quechua, j’ai participé aux prémisses de la tente 2s. Je trouve que c’est un bel exemple de saut de valeur car ce produit a véritablement créé une rupture sur son secteur. Le marché était vieillissant et cette tente, par sa facilité de mise en œuvre au dépend de la compacité, a ouvert un nouveau marché qui à permis à la marque de s’installer en tant que leader. La base line « 2s » et son prix ont fait le reste. D’après moi c’est une histoire de produit à raconter dans toutes les écoles de marketing et d’ingénieurs.

    Laurent Cachalou

    1. C’est vrai, la tente 2 sec est un exemple emblématique. Un exemple qui fait rêver par sa simplicité et la valeur apportée au client. Au delà du produit, cette innovation a permis d’aggrandir le marché en poussant des clients à acheter une tente alors que leurs de mauvais souvenirs de montage de tente étaientt un obstacle pour eux. Je vous félicite pour avoir participé à cette belle innovation. Bravo !

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